Les pêcheries artisanales des pays en développement ont été au cœur des discussions durant les 20 années de négociations sur les subventions pêche à l'OMC, en particulier pour ce qui concerne les exemptions potentielles des disciplines pour les pêcheries artisanales (traitement spécial et différencié TSD).
Lors de la récente réunion des délégations de l'OMC en juillet, le président des négociations sur les subventions à la pêche a demandé aux membres de l'OMC s'ils étaient d'accord pour que l'élément clé du TSD soit destiné aux pêcheurs artisanaux pauvres et vulnérables des pays membres en développement et des pays membres les moins avancés (PMA). Lors de la conférence de presse qui a suivi, la directrice générale Ngozi Okonjo-Iweala a souligné que « tous les ministres reconnaissent l'importance du traitement spécial et différencié pour leurs communautés de pêcheurs vulnérables, à condition qu'il soit durable ». Mais elle a également averti que « beaucoup de lacunes restent à combler » dans ces négociations…
À l'échelle mondiale, plus de 80 % des subventions à la pêche vont au secteur de la pêche à grande échelle, tandis que la pêche artisanale est souvent privée du soutien public dont elle a tant besoin pour les infrastructures et les services qui amélioreraient les conditions de vie et de travail. Pourtant, bien que la pêche artisanale bénéficie peu de subventions, sa contribution à la sécurité alimentaire est essentielle. C'est ce qu'a rappelé le Groupe africain en mars dernier : « Les membres doivent être conscients du rôle essentiel de la pêche artisanale dans tous nos pays en ce qui concerne la sécurité alimentaire et les moyens de subsistance des communautés côtières vulnérables qui dépendent de la pêche ». En examinant le dernier projet de texte de négociation, il est clair que plusieurs questions demeurent importantes pour l'avenir de la pêche artisanale africaine, au-delà des exemptions potentielles des disciplines relatives aux subventions pour la pêche à petite échelle.
1 . Interdiction des subventions à la pêche illicite, non déclarée et non réglementée
L'article 3 du texte proposé prévoit qu’« aucun Membre n'accordera ni ne maintiendra de subventions à un navire ou à un opérateur pratiquant la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) », l’article ajoute ensuite que la pratique de la pêche INN par un navire doit être déterminée par un membre côtier, un Etat du pavillon membre et les ORGP/ARGP. Cette disposition est bien entendu encouragée : La pêche INN continue de menacer les moyens de subsistance des communautés de pêcheurs africaines, car elle est directement liée à la surpêche et entraîne une perte de revenus qui auraient été perçus en l'absence de la pêche INN.
Toutefois, le projet de texte souligne également que « Rien dans le présent article ne sera interprété comme obligeant les Membres à ouvrir des enquêtes sur la pêche INN ou à établir des déterminations de pêche INN ». Il est vrai que les pays pratiquant la pêche lointaine dans les eaux africaines, comme la Chine, l'UE, la Corée, la Russie et le Japon, ont pris des engagements dans d'autres forums internationaux, et il faut espérer qu'ils feront preuve de diligence raisonnable pour lutter contre la pêche INN pratiquée par leurs flottes.
Une proposition en cours de discussion (3.8) suggère que, pendant une certaine période (à convenir), les subventions accordées ou maintenues par les pays membres en développement, y compris les membres PMA, pour les activités de pêche ou les activités connexes à faible revenu, pauvres en ressources et axées sur les moyens de subsistance, jusqu'à 12 milles marins mesurés à partir des lignes de base, seront exemptées des mesures concernant les subventions à la pêche INN. Cependant, un grand nombre d'activités INN menaçant la pêche à petite échelle sont menées dans la zone côtière, à l'intérieur des 12 milles nautiques. Cette exemption sera une occasion manquée de contribuer à la réduction de ces activités illégales qui mettent en danger les communautés côtières dépendantes de la pêche. Dans ce contexte, le fait que les pays africains aient fait part à plusieurs reprises dans des forums internationaux, tels que le COFI, de leur détermination à lutter contre la pêche INN dans leurs eaux est particulièrement significatif.
2. Activités des flottes d'origine étrangère
En Afrique, une grande partie de la pêche industrielle est pratiquée par des navires étrangers provenant de pays pratiquant la pêche en eaux lointaines (PEL) qui figurent, dans un rapport récent, parmi les « principaux fournisseurs de subventions dommageables » : la Chine, le Japon, la Corée, la Russie, et les membres de l'Union européenne. Ces flottes PEL subventionnées accèdent aux eaux africaines par le biais d'accords de pêche, de systèmes de licences privées, d'affrètement ou de changement de pavillon, et entraînent souvent une surexploitation et une surpêche, menaçant l'avenir des communautés de pêcheurs artisanaux.
a) Sociétés nationales à capitaux étrangers
L'article 5 du texte de négociation a l'ambition d'aborder de telles situations, puisqu'il commence, dans son premier alinéa, par dire qu'« aucun Membre n'accordera ni ne maintiendra de subventions à la pêche ou aux activités liées à la pêche qui contribuent à la surcapacité et à la surpêche » et insiste sur le fait qu'« Aucun Membre n'accordera ni ne maintiendra de subventions qui sont subordonnées ou liées à la pêche, ou aux activités liées à la pêche, effectives ou prévues, dans des zones en dehors de la juridiction du Membre qui accorde la subvention ». Une proposition au titre de l'article 5.4 va plus loin pour aborder la question spécifique du changement de pavillon subventionné : « Aucun Membre n'accordera ni ne maintiendra de subventions à un navire ne battant pas le pavillon du Membre qui accorde la subvention ».
Cela permettrait de freiner les opérations non durables entreprises par des navires d'origine étrangère par le biais d'accords de licence privés ou de la constitution de sociétés locales à capitaux étrangers. Par exemple, en Côte d'Ivoire, en mars 2021, sur les 80 navires de pêche industrielle basés dans le port d'Abidjan, 55 sont exploités par des sociétés locales, avec des gestionnaires de nationalité chinoise. Les navires sont soit « ivoirisés » (ils changent de pavillon), soit affrétés (ils conservent le pavillon chinois). L'« ivoirisation » d'un navire confère des avantages à l'armateur, notamment : une exonération des taxes sur le carburant, une réduction des frais portuaires, un coût moindre pour la licence de pêche ou une priorité dans des procédures administratives. Les conditions d'ivoirisation, définies par le Code Maritime ivoirien (Art. 69 à 72) ne sont jamais respectées car des dérogations systématiques sont accordées par les autorités.
A Madagascar, le gouvernement a signé deux protocoles permettant l'accès aux eaux malgaches à une trentaine de navires appartenant à des investisseurs chinois. Les investisseurs chinois n'ont réuni que le modeste capital de 20 millions d'ariary (4300 euros), lui donnant toutes les caractéristiques d'une société écran. Ces navires se voient accorder l'accès à de multiples espèces, y compris des pêcheries pour lesquelles des droits élevés sont normalement payés, comme la crevette ou la langouste. Avec leurs licences « multi-espèces », ces navires sont également exemptés de la réglementation et de la gestion sectorielles existantes pour les espèces à forte valeur commerciale telles que la crevette.
Dans l'ensemble, ces types d'accords représentent une perte de revenus importante pour les gouvernements africains et mettent en péril l'avenir des communautés de pêcheurs artisanaux avec lesquelles ils sont en concurrence, par la surexploitation des ressources et la destruction de l'environnement marin.
b) Accords de gouvernement à gouvernement
L'article 5 du texte de négociation est moins clair quant à savoir si les accords d'accès de gouvernement à gouvernement seront couverts par la discipline des subventions. L'article 5.2.a souligne qu’« aucun Membre n'accordera ni ne maintiendra de subventions qui sont subordonnées ou liées à la pêche, ou aux activités liées à la pêche, effectives ou prévues, dans des zones en dehors de la juridiction du Membre qui accorde la subvention ». Toutefois, une note de bas de page précise que « le simple fait qu'une subvention est accordée ou maintenue dans le cas de navires ou d'opérateurs qui pratiqueraient la pêche ou des activités liées à la pêche dans des zones en dehors de la juridiction du Membre qui accorde la subvention ne sera pas pour cette seule raison considérée comme une subvention prohibée au sens de l'article 5.2.a) ».
En outre, l'article 5.2.b) stipule que les interdictions « ne s'appliquera pas au non-recouvrement auprès des opérateurs ou des navires de versements de gouvernement à gouvernement au titre d'accords et d'autres arrangements conclus avec des Membres côtiers pour l'accès à l'excédent du total autorisé de captures des ressources biologiques dans les eaux relevant de leur juridiction, à condition que les prescriptions au titre de l'article 5.1.1 soient respectées ». L'article 5.1.1 précise qu' «une subvention n'est pas incompatible avec l'article 5.1 si le Membre qui accorde la subvention démontre que les mesures sont mises en œuvre aux fins du maintien du (des) stock(s) dans la (les) pêcherie(s) pertinente(s) à un niveau biologiquement durable ».
Ainsi, le paiement de gouvernement à gouvernement pour les accords d'accès pourrait se poursuivre, à condition que le membre subventionnaire démontre que « des mesures sont mises en œuvre », que ces mesures soient efficaces ou non, « pour maintenir le ou les stocks de la ou des pêcheries concernées à un niveau biologiquement viable ».
La formulation actuelle va comme un gant aux accords de partenariat pour une pêche durable (APPD) de l'UE. Non seulement le principe de n'accéder qu'à l'excédent de ressources par le biais des APPD est inscrit dans la politique commune de la pêche, mais les textes des APPD comprennent une batterie de mesures de conservation démontrant le soutien de l'UE aux efforts du pays côtier pour maintenir les ressources visées à un niveau durable.
Jusqu'à présent, de nombreux pays en développement souhaitaient maintenir ces accords d'accès à la pêche de gouvernement à gouvernement en dehors du champ d'application des disciplines relatives aux subventions à la pêche, car ils représentent une importante source de revenus pour eux. Toutefois, le président des négociations de l'OMC sur les subventions à la pêche a indiqué qu'il y avait une opposition croissante. Par exemple, le groupe ACP a récemment affirmé que « l'article 5.1 doit être une interdiction pure et simple des subventions les plus nuisibles à la surcapacité et à la surpêche [...]. L'article 5.2 doit être supprimé ». Le groupe affirme également que « sur la question du terme « démontrer », nous pensons que le texte de l'article 5.2, tel qu'il est, est imparfait car il exige seulement que les membres démontrent que des mesures sont en place pour maintenir les stocks [...], une approche plus durable consisterait à demander aux membres de démontrer que les stocks sont dans un état sain ».
3. Une plus grande transparence sur les subventions serait la bienvenue
L'article 8 du texte de négociation, sur la notification et la transparence, stipule que chaque membre doit fournir, dans le cadre de sa notification régulière des subventions aux pêcheries, des informations sur :
Chaque Membre notifie également (8.2) « (a) toute liste des navires et des opérateurs dont il a déterminé qu'ils pratiquaient la pêche INN; et (b) la liste de tous accords en vigueur portant sur l'accès à des zones de pêche qu'il a conclus avec un autre gouvernement ou une autre autorité gouvernementale, et cette notification contiendra les intitulés des accords et la liste des parties ».
La pêche est un secteur notoirement opaque, et ce manque de transparence favorise la corruption et facilite en fin de compte les opérations de pêche non durables. Tout effort visant à encourager une plus grande transparence dans le domaine de la pêche maritime doit être salué. En effet, il serait pertinent de notifier davantage d'informations, notamment les propriétaires réels de l'opération ou du navire subventionné.
Quoi qu'il en soit, la question demeure de savoir si le mandat de l'OMC, une organisation commerciale, inclut l'examen d'informations telles que les évaluations des stocks de poissons ou les mesures de gestion des pêches, et si elle a la capacité de le faire. De nombreux pays en développement affirment à juste titre que l'OMC n'est pas une agence de gestion des pêches.
4. Subventions pour le carburant (détaxation du carburant)
L'article 5 du texte de négociation reconnaît que les subventions pour l'achat de carburant contribuent à la surcapacité ou à la surpêche, et propose que de telles subventions ne soient pas accordées.
Les exonérations de taxes sur le carburant réduisent les coûts de la pêche. Dans une situation où les stocks ne sont pas au niveau durable, les exonérations de taxes sur le carburant contribuent à la surpêche. Dans le cas des flottes de pêche lointaine de l'UE, qui bénéficient actuellement d'un carburant détaxé par l'UE, il n'est pas certain que la suppression de cette détaxation du carburant affecterait réellement ceux qui se ravitaillent dans des pays tiers où la taxe sur le carburant est, de toute façon, très faible.
Toutefois, si l'on considère les pays en développement, la détaxation du carburant est l'une des seules subventions dont bénéficie la pêche artisanale. En l'absence d'alternative, la suppression de la détaxation du carburant ne devrait être envisagée que si et quand des fonds publics sont fournis pour des infrastructures et des services qui amélioreraient les conditions de travail et de vie tout au long de la chaîne de valeur de la pêche artisanale.
5. Traitement spécial et différencié - Exemptions pour la pêche artisanale
Certains pays africains, comme le Cameroun, cherchent à obtenir une exemption générale pour la pêche artisanale dans les trois piliers, comme les disciplines sur la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN), les stocks surexploités, la surcapacité et la surpêche, et à limiter le poids des notifications.
Actuellement, dans le projet de texte, les exemptions sont limitées aux « subventions accordées ou maintenues par les pays en développement Membres, y compris les pays les moins avancés (PMA) Membres, à la pêche ou aux activités liées à la pêche à faibles revenus, limitées en ressources et de subsistance dans une zone allant jusqu'à 12 milles marins mesurés à partir des lignes de base seront exemptées des actions fondées sur les articles 3.1 et 10 du présent [instrument] ».
Si de telles exemptions sont accordées, la question de la définition de ce qu'est la « pêche à faible revenu, limitée en ressources et de subsistance» sera très importante, afin de s'assurer que les pêches traditionnelles, à petite échelle et à faible impact sont correctement prises en compte.
Certains membres ont déclaré qu'ils préféraient l'approche du texte consolidé du président, selon laquelle les mers territoriales, définies comme étant à 12 miles nautiques du rivage, des pays en développement et des pays les moins avancés (PMA) seraient plutôt « exclues des interdictions de subventions » en vertu de disciplines spécifiques dans les chapitres sur la pêche INN, les stocks surexploités, et la surpêche et la surcapacité.
Les membres en faveur de l'utilisation de l'approche du mille nautique ont fait valoir que les mers territoriales sont le lieu où la plupart des pêcheurs artisanaux opèrent et qu'il s'agit donc d'un moyen plus pragmatique d'appliquer les exemptions. D'autres membres ont soutenu la définition de la pêche artisanale. Cette approche, telle que proposée actuellement, s'appliquerait également aux pêcheurs artisanaux des pays développés.
Exempter toute activité de pêche dans la zone des 12 miles de la discipline des subventions peut être préjudiciable à la pêche artisanale, car dans de nombreux cas, c'est la zone où les chalutiers côtiers entrent en concurrence avec la pêche à petite échelle, faisant parfois des incursions dans les eaux côtières très riches, où ils détruisent non seulement les engins de pêche des pêcheurs artisanaux, mais aussi l'écosystème côtier.
6. Conclusion : les ODD seront atteints ?
Il a été suggéré que certains membres envisageaient un compromis entre l'exclusion spéciale accordée aux gros subventionneurs d'une part, et la négociation d'un traitement spécial et différencié effectif pour les pays en développement et les pays les moins avancés d'autre part. Si cet arbitrage devait se faire de manière à permettre, d'une part, aux pays pratiquant la pêche en eaux lointaines de continuer à fournir des subventions préjudiciables à leurs flottes pêchant dans les eaux africaines et, d'autre part, à exempter les chalutiers côtiers pêchant dans la zone des 12 miles de toute discipline en matière de subventions, les communautés africaines de la pêche artisanale auraient obtenu le pire des deux mondes.
Un accord final sur les subventions à la pêche devrait être adopté lors de la douzième conférence ministérielle de l'OMC (CTM 12) qui se tiendra du 30 novembre au 3 décembre 2021.
En fonction du niveau d'ambition des compromis sur les questions clés, un accord de l'OMC sur les subventions à la pêche pourrait constituer une étape importante pour les États dans la réalisation de l'Objectif de développement durable (ODD) 14.6, qui « appelle les Membres de l'ONU à éliminer les subventions qui contribuent à la surpêche, à la surcapacité ou aux pratiques de pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) ».
La question qui reste : lorsqu'il s'agit de discipliner efficacement les subventions d'une manière qui permette de respecter les engagements des ODD, la montagne de l'OMC donnera-t-elle naissance à une souris ou à un lion ?
Photo de la bannière : Photo illustrative de Canva Pro.
La pêche artisanale s’est fait une place parmi les points à l'ordre du jour de la 36e session du Comité des pêches de la FAO, bien qu'elle n'y figure pas nommément. Lors des sessions plénières, plusieurs représentants de la pêche artisanale ont pris la parole.